Captage et stockage du carbone : promesses vs réalités économiques

Face à l’urgence climatique, le captage et stockage du carbone (CSC) émerge comme une technologie prometteuse pour réduire les émissions industrielles. Cette approche consiste à capturer le CO2 à sa source, le transporter vers un site de stockage, puis l’injecter dans des formations géologiques souterraines. Alors que les objectifs de neutralité carbone se multiplient, le CSC attire des investissements massifs et suscite un enthousiasme croissant. Mais derrière les promesses technologiques se cachent des défis économiques considérables qui remettent en question sa viabilité à grande échelle. Entre coûts prohibitifs et modèles économiques incertains, le CSC navigue dans une réalité bien plus complexe que ses promoteurs ne l’admettent.

Les fondamentaux technologiques et leurs coûts associés

Le CSC repose sur trois piliers techniques distincts, chacun avec sa structure de coûts propre. La phase de captage représente paradoxalement 70 à 80% du coût total d’un projet. Les technologies post-combustion, prédominantes dans les centrales électriques existantes, nécessitent l’installation d’équipements supplémentaires coûteux. Le captage pré-combustion, bien que plus efficace énergétiquement, exige des modifications substantielles des procédés industriels. Quant au captage par oxycombustion, il implique des investissements initiaux considérables malgré ses rendements supérieurs.

La phase de transport du CO2 capté s’effectue principalement par pipelines, dont le coût varie entre 0,5 et 10 millions d’euros par kilomètre selon le terrain et le diamètre des conduites. Cette infrastructure représente un investissement fixe majeur qui nécessite une planification territoriale minutieuse et des volumes garantis pour être rentable. Le transport maritime constitue une alternative flexible mais moins économique pour les longues distances ou les sites isolés.

Enfin, la phase de stockage géologique engendre des dépenses significatives liées à l’exploration des sites, aux forages d’injection, à la surveillance à long terme et aux assurances contre les risques de fuites. Le coût varie considérablement selon la profondeur, la porosité et la perméabilité des formations géologiques ciblées. Les aquifères salins profonds offrent la plus grande capacité de stockage mondial mais à un coût supérieur aux gisements d’hydrocarbures épuisés, déjà bien caractérisés géologiquement.

Ces trois composantes techniques génèrent un coût total oscillant entre 60 et 120 euros par tonne de CO2 selon l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE), un montant qui dépasse largement le prix actuel du carbone sur la plupart des marchés mondiaux. Cette équation économique défavorable constitue le principal frein au déploiement massif du CSC, malgré les progrès techniques constants.

État actuel du marché et modèles de financement

Le paysage économique du CSC reste fragmenté et en développement. Actuellement, seuls 27 projets de grande envergure sont opérationnels dans le monde, capturant collectivement environ 40 millions de tonnes de CO2 par an – une goutte d’eau face aux 36 milliards de tonnes émises annuellement. La rentabilité directe demeure hors d’atteinte pour la majorité des initiatives sans soutien public substantiel.

Les modèles de financement s’articulent autour de trois approches principales. Premièrement, les subventions publiques directes, comme le programme américain 45Q offrant un crédit d’impôt pouvant atteindre 85 dollars par tonne de CO2 stockée, ou le mécanisme européen Innovation Fund dotant certains projets de plusieurs centaines de millions d’euros. Deuxièmement, les marchés carbone réglementés, où le système d’échange de quotas d’émission européen (EU ETS) valorise actuellement la tonne de CO2 autour de 80-90 euros, un niveau encore insuffisant pour catalyser massivement les investissements en CSC. Troisièmement, les partenariats public-privé comme le Northern Lights en Norvège, où l’État assume une partie significative des risques initiaux tout en garantissant un prix plancher pour le stockage du carbone.

La structure des coûts révèle une particularité du CSC: contrairement à d’autres technologies vertes, ses coûts opérationnels représentent une proportion élevée (40-60%) du coût total actualisé. Cette caractéristique complique le financement car elle augmente l’exposition aux fluctuations des prix de l’énergie et du carbone sur la durée de vie des installations, typiquement 20-30 ans.

  • Coûts d’investissement (CAPEX): 350-800 millions d’euros pour une installation industrielle moyenne
  • Coûts opérationnels (OPEX): 30-60 euros par tonne de CO2 capturée

Cette réalité économique explique pourquoi 75% des projets CSC existants sont associés à la récupération assistée du pétrole (EOR), où le CO2 injecté génère des revenus supplémentaires en augmentant la production pétrolière – un paradoxe environnemental qui soulève des questions sur la cohérence climatique de cette approche.

Comparaison avec d’autres solutions de décarbonation

Dans l’arsenal des technologies de lutte contre le changement climatique, le CSC se positionne de façon singulière. Contrairement aux énergies renouvelables dont les coûts ont chuté de 70-90% en une décennie, le CSC n’a pas connu de rupture économique significative. Le coût actualisé de l’électricité d’une centrale à charbon équipée de CSC reste supérieur à celui du solaire photovoltaïque ou de l’éolien terrestre dans la plupart des régions du monde.

La comparaison avec l’efficacité énergétique est encore plus défavorable. Les mesures d’économie d’énergie dans l’industrie présentent souvent des coûts d’abattement négatifs (entre -50 et -150 euros par tonne de CO2 évitée), générant simultanément des réductions d’émissions et des économies financières. Face à cette réalité, le CSC apparaît comme une option coûteuse, justifiable principalement pour les émissions incompressibles des industries difficiles à électrifier comme la cimenterie, la sidérurgie ou la chimie lourde.

L’hydrogène vert et l’électrification directe des procédés industriels constituent des alternatives crédibles au CSC pour de nombreux secteurs. Si leurs coûts actuels restent élevés, leurs courbes d’apprentissage technologique suggèrent une convergence économique favorable d’ici 2030-2035. Le CSC conserve néanmoins un avantage compétitif pour les installations industrielles existantes, où le rétrofit avec captage de carbone représente souvent l’option la moins capitalistique à court terme.

Le captage direct dans l’air (Direct Air Capture ou DAC) constitue une variante extrême du CSC, avec des coûts actuels de 250-600 euros par tonne de CO2. Bien que prohibitifs aujourd’hui, ces coûts pourraient diminuer significativement avec l’industrialisation, offrant une solution pour compenser les émissions historiques ou celles des secteurs les plus difficiles à décarboner comme l’aviation.

Cette analyse comparative révèle que le CSC n’est pas une solution universelle mais plutôt un outil spécifique dans une stratégie de décarbonation diversifiée. Sa pertinence économique dépend fortement du contexte industriel, de la proximité des sites de stockage et des alternatives disponibles, créant une géographie économique complexe où le CSC sera viable dans certaines régions et superflue dans d’autres.

Défis réglementaires et acceptabilité sociale

Au-delà des contraintes purement économiques, le déploiement du CSC se heurte à des obstacles réglementaires considérables. La responsabilité à long terme du stockage géologique constitue un défi majeur: qui surveillera et garantira l’intégrité des sites de stockage pendant des siècles? Les cadres juridiques actuels, comme la directive européenne sur le stockage géologique du CO2, prévoient généralement un transfert de responsabilité aux autorités publiques après 20-30 ans, créant potentiellement un passif environnemental pour les générations futures.

Les procédures d’autorisation pour les infrastructures CSC restent complexes et chronophages dans la plupart des juridictions. Un projet typique requiert entre 5 et 7 ans d’études et de démarches administratives avant sa mise en service. Cette temporalité ralentit considérablement le déploiement et augmente les risques financiers pour les investisseurs privés, particulièrement dans un contexte d’évolution rapide des politiques climatiques.

L’acceptabilité sociale représente un autre facteur économique sous-estimé. L’opposition locale aux projets CSC, alimentée par les craintes de fuites de CO2 ou de contamination des nappes phréatiques, peut entraîner des retards coûteux ou des abandons purs et simples. Le syndrome NIMBY (Not In My Backyard) s’applique particulièrement aux gazoducs de CO2 et aux sites d’injection, nécessitant des campagnes d’information et de consultation publique dont le coût peut atteindre 3-5% du budget total d’un projet.

La question des standards de certification impact directement la valeur économique du carbone capté. Sans méthodologies robustes et internationalement reconnues pour mesurer les quantités réellement stockées et garantir leur permanence, la valorisation sur les marchés carbone reste incertaine. Cette problématique est particulièrement aiguë pour les projets transfrontaliers, où le CO2 est capté dans un pays et stocké dans un autre, créant des complexités comptables supplémentaires.

Ces défis réglementaires et sociétaux se traduisent concrètement par des primes de risque élevées exigées par les investisseurs, augmentant le coût du capital et donc le coût global du CSC. Les projets pionniers font face à des taux d’actualisation de 12-15%, bien supérieurs à ceux des infrastructures énergétiques conventionnelles (7-9%), reflétant ces incertitudes multidimensionnelles qui pèsent sur leur viabilité économique à long terme.

L’équation économique du déploiement massif

Transformer le CSC d’une technologie de niche en solution climatique majeure exige une réduction drastique des coûts. Les courbes d’apprentissage technologique suggèrent qu’un doublement de la capacité mondiale pourrait réduire les coûts de 10-15%. Pour atteindre le niveau de déploiement envisagé par le GIEC dans ses scénarios compatibles avec l’Accord de Paris (5-10 gigatonnes de CO2 captées annuellement d’ici 2050), les investissements cumulés nécessaires sont estimés entre 1,5 et 3,5 trillions de dollars.

La création de hubs industriels mutualisant les infrastructures de transport et stockage apparaît comme un levier économique majeur. Ces clusters permettent des économies d’échelle significatives en répartissant les coûts fixes sur plusieurs émetteurs. Le modèle du port de Rotterdam illustre cette approche: en regroupant les émissions de diverses industries (raffinage, pétrochimie, production d’électricité), le coût unitaire du transport et stockage pourrait être réduit de 30-40% par rapport à des projets isolés.

L’innovation financière jouera un rôle déterminant dans l’équation économique du CSC. Les contrats pour différence carbone (Carbon Contracts for Difference), expérimentés au Royaume-Uni et aux Pays-Bas, garantissent un prix plancher du carbone sur 10-15 ans, réduisant considérablement le risque pour les investisseurs. Les obligations vertes spécifiques au CSC et les mécanismes de partage des risques entre acteurs publics et privés constituent d’autres pistes prometteuses pour mobiliser les capitaux nécessaires.

Le développement d’usages du CO2 capté pourrait améliorer l’équation économique. Si l’utilisation du CO2 comme matière première pour des produits chimiques, matériaux de construction ou carburants synthétiques ne représente actuellement qu’un débouché limité (moins de 5% du CO2 capté), son potentiel économique pourrait croître significativement. La valorisation du CO2 pourrait générer des revenus complémentaires de 20-80 euros par tonne, améliorant substantiellement la rentabilité des installations de captage.

  • Potentiel théorique d’utilisation du CO2: 7 gigatonnes par an selon l’AIE
  • Valeur marchande potentielle de ces produits dérivés: 800 milliards à 1,2 trillion d’euros annuels

Cette analyse révèle que le déploiement massif du CSC reste suspendu à une transformation systémique de son modèle économique, nécessitant une coordination sans précédent entre politiques industrielles, climatiques et d’aménagement territorial. Sans cette approche intégrée, le CSC risque de rester une solution de niche, loin des volumes nécessaires pour contribuer significativement à l’atteinte des objectifs climatiques mondiaux.